Pègre, Kolyma et Russie d’aujourd’hui

En se basant sur les plus récentes recherches, Nicolas Werth estime qu’environ 17 millions de personnes sont passées par le Goulag entre 1929 (la collectivisation forcée des terres agricoles) et 1953 (la mort de Staline).

Ou, dit d’une autre façon, un adulte sur six. Oui, un adulte sur six!

Pendant cette période de près de vingt-cinq ans, un peu plus d’un million et demi d’individus y ont perdu la vie. Et un nombre incalculable, la santé et la confiance envers les autres et la société.

À la mort de Staline, et surtout avec l’arrivée de Khrouchtchev au pouvoir, les digues ont cédé. Les camps se sont vidés et à l’instar de Varlam Chalamov, la plupart des forçats ont pu retrouver, jusqu’à un certain point, la vie de tous les jours.

Les Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov sont l’un des livres les plus marquants d’une époque et d’un lieu où la violence stalinienne a atteint son point paroxystique.

Le grand écrivain a vécu dix-sept ans à la Kolyma, une presqu’île du nord-est de la Sibérie, dont près de dix dans un état de famine et de froid permanents, à creuser l’or (la grande richesse de la région), à bâtir des camps et à abattre des arbres. En un mot, à survivre dans les conditions les plus extrêmes.

Chalamov montre que le froid glacial, la privation alimentaire qui fait pleurer l’homme adulte quand il entend le mot «soupe» et le travail d’esclave finissent à un moment donné par abolir la pensée et les émotions. Les détenus ne disent et ne «pensent» qu’avec une vingtaine de mots, pas plus, car le cerveau ne fonctionne plus à cause du froid et du manque de calories.

Chalamov nous montre aussi que la Kolyma était sous la coupe réglée de la pègre, «maître de la vie et de la mort dans les camps». La pègre est la seule organisation de la société civile – si on peut employer ce terme – à avoir traversé le stalinisme et même, à avoir prospéré. Le régime a reconnu les siens, qui le lui ont bien rendu, notamment dans l’extermination des «trotskistes» et autres «ennemis du peuple» à la fin des années trente.

Chalamov a eu beaucoup de chance. Après être passé à quelques reprises à deux doigts de la mort, il est devenu aide-infirmier d’un hôpital de la région, par la grâce d’un médecin-détenu qui lui a ainsi sauvé la vie.

Cinquante ans plus tard

Maintenant, cinquante ans après la mort du despote, de celui qui «forgeait des chaînes, décret par décret», que reste-t-il de la Kolyma? Et quels souvenirs évoque encore, pour ceux qui ont choisi d’y rester, cette époque où l’homme était un loup pour l’homme?

Pour le savoir, Nicolas Werth y a passé un mois. La route de la Kolyma: voyage sur les traces du Goulag en est le récit.

Cet historien de haut niveau a rencontré d’anciens détenus, maintenant octogénaires. Il a aussi visité les très rares musées et monuments faisant état de l’histoire de la région, dont le Masque de l’Affliction de Magadan. Très impressionnant du haut de sa vingtaine de mètres, ce monument est une création d’Ernst Neizvestny, le sculpteur du mémorial de Khrouchtchev.

Lors de son voyage, Werth a traversé un monde en pleine décrépitude, au décor lunaire, avec des chemins boueux et parsemés de nids-de-poule, des villages abandonnés, d’innombrables ruines d’anciennes mines, d’usines et de prisons autrefois «prospères», des habitations collectives défoncées et taguées par des inscriptions du genre «Tout va mal. Pourquoi pas la révolution?». Un monde en train de s’engloutir, sans espoir de renouveau.

Un groupe rock

Qu’est-ce que le Goulag?, demande, un moment donné, Nicolas Werth à de jeunes serveuses d’un restaurant de Magadan.

«C’est … un groupe de rock?», répondent alors, sous forme d’interrogation, ces résidentes de la capitale de la Kolyma, une ville sortie de terre dans les années trente par la sueur et le sang des forçats!

Car même à Magadan, la plupart veulent oublier.

Et pourtant, le Goulag a pétri non seulement la région, mais toute la société russe d’aujourd’hui. Rappelons-le: pendant un quart de siècle, un adulte sur six y a été condamné et y a passé une partie de sa vie! Imaginons, un instant, tous ces gens et tous les autres qui les ont «dénoncés», voisins, collègues, amis et familles. Imaginons, ensuite, ce qu’il reste des rapports humains, ou la ruine de la confiance en l’autre.

Dans son livre Histoire de l’Union soviétique, Werth dit que la forte mobilité sociale ascendante, si caractéristique du stalinisme, avait aussi son revers, une forte mobilité descendante. Touché!

La primauté des pégreux en limousines et l’implacabilité des rapports sociaux, si caractéristiques de la Russie d’aujourd’hui, sont l’héritage direct d’une époque qui n’a pas encore été comprise pour ce qu’elle était.

CHALAMOV, Varlam, Récits de la Kolyma, Lagrasse, Verdier, 2003, 1,515 p.

WERTH, Nicolas, La Route de la Kolyma: voyage sur les traces du Goulag, Paris, Belin, 2012, 192 p.

WERTH, Nicolas, Histoire de l’Union soviétique: de l’Empire russe à la Communauté des États indépendants, 1900-1991, Paris, Presses universitaires de France, 2012, 588 p.