Lire Myre

      

Lire Myre n’est pas de tout repos : on ne la lit pas comme on lirait George Sand. La vie quotidienne selon Myre n’est pas un long fleuve tranquille, même dans ce qu’elle a de plus ordinaire. 

J’ai découvert les éditions Marchand de feuilles en 2010 grâce à Suzanne Myre. Un coup de foudre pour une auteure s’est transformé en coup de cœur pour une maison d’édition, étrange opération dérivée de séduction. Mais je veux surtout vous parler ici d’une auteure, plus que d’un éditeur ou même d’un livre. Vous parler d’une voix, d’une personnalité, avant tout d’une narration unique et très personnelle.

C’est d’abord dans ses nouvelles que Suzanne Myre est la plus à l’aise. Presque toute son œuvre appartient d’ailleurs à ce genre : la brièveté imposée par la nouvelle lui permet de se limiter à l’essentiel et de coucher sur papier, en un jet dense et senti, une saute d’humeur ou un jugement bien arrêté sur les absurdités imaginées par les individus les plus aberrants de la race humaine, les membres de sa communauté. Tout cela se transforme parfois en autodérision et elle se montre tout aussi intraitable envers elle qu’envers les autres.

Tournez la couverture d’un des recueils de nouvelles de Myre, mais pensez à attacher vos tuques au départ : sa manière décoiffe un peu. Adieu romantisme bucolique : un ton décapant, un humour corrosif et une bonne part d’ironie sont au rendez-vous. Tout y passe. L’auteure se paye des tirades savoureuses contre tout ce qui l’horripile, et soyez assuré que l’un de vos propres dadas sera montré du doigt en chemin : elle en a contre les « trop mignons!! » sushis, les amitiés de filles super-branchées, les cabanons de la sacro-sainte banlieue, la petitesse de sa propre poitrine, les stylistes pseudo-compétents, la chirurgie esthétique, les poètes, la figure maternelle, les liens familiaux, les prix exorbitants de la bouffe bio… Et malgré tout, une sensibilité manifeste pour les relations familiales et les amitiés véritables transcende toujours ses propos.

L’auteure a remporté le Grand Prix littéraire Radio-Canada en 2001 pour son recueil de nouvelles Mises à mort et le prix Adrienne-Choquette en 2004 pour Nouvelles d’autres mères. J’oserais de plus vous recommander Humains aigres-doux, qui vous mettra un sourire (parfois jaune) aux lèvres, du début à la fin.

Vous pourrez aussi choisir d’aborder Suzanne Myre en ouvrant Dans sa bulle, son seul roman à ce jour. Un livre où l’on entre plus finement dans l’univers lyrique de l’auteure, où les ripostes laissent tout de même la place à une histoire structurée et originale, sur les thèmes de la compassion pour les personnes âgées et de la recherche de la figure paternelle manquante. Les répliques y sont parfois cinglantes, mais le ton est plus nuancé et empreint de mansuétude. On s’attache rapidement au personnage principal, Mélisse, préposée aux bénéficiaires dans un grand hôpital de Montréal, qui elle s’attache sans peine à ses patients, même les plus rebelles.

Suzanne Myre nous avait d’ailleurs promis une suite à cet excellent premier roman, publié en 2010. J’attends cette suite tout en lisant et relisant ses nouvelles, car vous l’ai-je dis?, il faut relire Myre.

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MYRE, Suzanne, Dans sa bulle : roman, Montréal : Marchand de feuilles, 2010, ISBN 9782922944686.

MYRE, Suzanne, Humains aigres-doux : nouvelles, Montréal : Marchand de feuilles, 2004, ISBN 9782922944131.

MYRE, Suzanne, J’ai de mauvaises nouvelles pour vous : nouvelles, Montréal : Marchand de feuilles, 2001, ISBN 9782922944020.

MYRE, Suzanne, Nouvelles d’autres mères : nouvelles, Montréal : Marchand de feuilles, 2003, ISBN 9782922944099.

MYRE, Suzanne, Le peignoir : nouvelles, Montréal : Marchand de feuilles, 2005, ISBN 2922944212.

L’homme de la Saskatchewan

Un chat qui s’appelle Chop Suey, une Montagnaise aux jambes interminables surnommée la Grande Sauterelle, un écrivain célèbre et son petit frère forcé d’être son écrivain fantôme (le temps d’une biographie sur un joueur de hockey métis), voilà les personnages clés de ce dernier roman de Jacques Poulin.

Avec peu de mots et beaucoup de couleurs, l’auteur nous raconte une histoire  où l’amour et l’écriture se côtoient à travers des personnages plus originaux les uns que les autres.

Grâce à un joueur de hockey déterminé à faire connaître l’histoire de ses ancêtres et à faire respecter la langue française au sein du Grand Club, nous plongeons dans la Saskatchewan des Métis. Mais comment transformer les paroles du hockeyeur, enregistrées sur de petites cassettes, en biographie?

Cette question donne à Jacques Poulin l’occasion de parler d’écriture et de révéler quelques secrets de maître par l’entremise de Jack, l’écrivain célèbre.

Quant au personnage principal, Francis le petit frère, il accepte avec scepticisme d’être un écrivain fantôme pour rendre service à son grand frère Jack, pris par un nouveau projet de roman. Mais pour ce faire, il doit passer du métier de lecteur à celui d’écrivain. Au fur et à mesure que le récit de son livre se construit en lui, il passe également du rôle du petit frère à celui d’un homme à part entière. Tant qu’à relever des défis, sera-t-il aussi possible de séduire la Grande Sauterelle?

Tout cela prend du doigté et de l’imagination, tout comme ce roman de Jacques Poulin.

Poulin, Jacques, L’homme de la Saskatchewan, Montréal, Leméac, 2011, 120 pages.

Fifty Shades of Grey

J’ai réservé, emprunté et dévoré, en version numérique, Fifty Shades of Grey, le premier tome de la trilogie de l’auteure britannique EL James (Erika Leonard). Je suis en train de passer à travers le deuxième tome, Fifty Shades Darker et je suis certaine de lire le troisième tome, Fifty Shades Freed, aussi avidement! Ça doit être mes hormones de femme enceinte!

Pour ceux qui n’ont pas encore entendu parler de ce nouveau succès commercial mondial, Fyfty Shades est une série de trois romans érotiques qui racontent l’histoire d’une jeune étudiante ordinaire qui rencontre, in extremis, un multimillionnaire très séduisant et sexy, mais oh combien complexe!, tant dans sa vie personnelle que sexuelle. Il est difficile d’en dire plus sans révéler les principales intrigues, mais disons que le livre flirte avec le sadomasochisme.

Il s’agit d’une lecture divertissante, le genre de livre où on doit laisser les analyses et les raisonnements de côté, oublier la réalité (il s’agit vraiment de fiction) et simplement apprécier le déroulement de l’histoire.

Les critiques littéraires sont presque unanimes : il ne s’agit pas d’un chef-d’œuvre! Néanmoins, il s’agit d’une lecture plaisante, que certains journalistes américains ont qualifié de « Mom Porn ».

Lisez-le, vous serez à même de juger entre les critiques sévères et le succès commercial.

Pour ceux qui préfèrent attendre la version française, les éditions JC Lattès devraient publier le premier tome le 17 octobre prochain, sous le titre Cinquante nuances de Grey. La version numérique devrait suivre. Les deuxième et troisième tomes sont attendus respectivement en janvier et en mars 2013. Et comme les droits cinématographiques ont été acquis par Universal Pictures, la trilogie pourrait être portée au grand écran. Bref, nous sommes loin d’en avoir fini avec Fifty Shades of Grey.

N. B. : L’avantage d’une liseuse est de pouvoir lire discrètement, même dans les transports en commun.

Les terres de sang

Entre 1933 et 1945, les appareils répressifs et militaires staliniens et nazis ont tué au moins quatorze millions (M) d’individus en Pologne orientale, en Ukraine, en Biélorussie et dans les pays baltes.

C’est dans cette zone géographique, située entre la Russie et l’Allemagne, que s’est concentré le feu nourri des tueries de masse de ces systèmes expansionnistes lors de cette période de douze ans. Sauf dans sa frange occidentale comprenant Saint-Pétersbourg (ou Léningrad), la Russie y a, grosso modo, échappé.

C’est ce qu’entend montrer l’auteur, historien à Yale, qui met en évidence que ces «terres de sang» ont été labourées par deux, et parfois même par trois, invasions et occupations successives, avec leurs lots répétitifs d’exécutions sommaires et de déportations, par villages entiers, au Kazakhstan et en Sibérie.

L’auteur souligne que les grands massacres n’ont pas débuté en 1939 ou en 1941, mais plutôt au début des années trente. À la suite d’une famine délibérée, organisée au nom du marxisme, l’Ukraine s’est alors dépeuplée d’au moins 3 M d’habitants (c’est la «fourchette basse» des estimations en pertes humaines).

La Grande Terreur stalinienne (0,7 M de victimes, mais là aussi, «fourchette basse») qui a suivi, a surtout frappé les minorités nationales : Kazakhs, Biélorusses, «koulaks» ukrainiens (c’est-à-dire la campagne de ce qui est maintenant un pays incertain) et tout ce qui s’apparentait à des Polonais (comme par exemple, par le nom de famille).

Bien que l’auteur n’en fasse pas le coeur de sa démonstration, on peut en déduire qu’avant le déclenchement de la seconde guerre mondiale, ces territoires avaient été occupés par un pouvoir – russe – visant l’assimilation des populations à travers la destruction pure et simple de leurs structures sociales.

Ensuite, pendant la guerre, la Biélorussie a perdu au moins un habitant sur cinq. Saignée à blanc, comme nulle part ailleurs en Europe, ses villes et villages ont été anéantis. Aujourd’hui, ce pays est enfoncé dans un profond marasme politique et économique. Son futur semble être, davantage encore que l’Ukraine, dans les mains de la Russie dont les rêves d’empire sont loin, loin d’être éteints.

Au cours du conflit avec l’Allemagne nazie, l’Ukraine a également payé le prix fort de sa situation géographique : au moins 3,5 M de personnes ont été tuées par les soldats d’Hitler.

L’auteur fait aussi valoir que la Pologne a été un théâtre méconnu, par l’Occident, de l’affrontement entre régimes nazi et soviétique. Par exemple, plus de Polonais auraient péri au cours de l’insurrection de Varsovie que de Japonais sous les bombes atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki. Et ce qu’il faut dire, c’est que les troupes soviétiques avaient, pendant tout ce temps, arrêté leur progression, à portée de jumelles de cette cité en flammes, exemple parfait d’une «complicité belligérante» à laquelle l’auteur fait référence.

Et de la Shoah et de ses 5,7 M de victimes, plus de 4 M sont originaires des «terres de sang». Puisque la population juive d’Europe y était concentrée, elle se trouva ainsi «piégée» par sa situation géographique. Soixante mille Juifs de Russie y auraient trouvé la mort.

L’historien de Yale avance aussi, en se basant sur l’ouverture des archives soviétiques, que le Goulag n’aurait pas été le lieu d’extermination parfois décrit. Neuf fois sur dix, ses prisonniers en seraient revenus vivants.

Comme le dit l’auteur, ces moments d’histoire récente ne font que commencer à être compris.

En se concentrant sur des territoires enclavés entre la Russie et l’Allemagne, l’auteur met en lumière une facette peu connue de la dernière grande guerre. Il contribue également à éclairer le chemin qu’il nous reste encore à parcourir afin de comprendre ce moment au cours duquel une certaine Europe, éduquée, instruite, à «l’avant-garde pour la libération de l’humanité», a basculé dans la folie, le meurtre et le sang.

SNYDER, Timothy, Terres de sang. L’Europe entre Hitler et Staline, Paris, Gallimard, 2012, 706 p.